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Gustave Caillebotte, 1892 Chapitre XV Il m'a été donné, au lendemain de la mort de Gustave Caillebotte, de faire le rapide voyage d'Argenteuil et d'entrer dans cette maison où tout disait encore la présence vivante de la veille, à croire que le maître du logis allait rentrer, parcourir les pièces, s'asseoir, causer, reprendre ce livre à la page de la lecture commencée, travailler à cette toile encore fraîche sur le chevalet. Mais ce n'est que l'illusion tenace et mensongère de la vie continuée. La Mort silencieuse et invisible a fait son œuvre, a arrêté subitement les pas, la voix, le geste, clos l'existence de l'homme. Tout est aujourd'hui semblable à ce qui était hier, hormis que l'habitant n'est plus là. Il est entré, il est sorti, et rien n'est changé du décor de son existence. La maison a la môme gaieté, entre les champs et la Seine, en face d'Argenteuil. Les bateaux se balancent sur l'eau soyeuse. Tout est doré par le soleil du nouveau printemps. Dans le jardin, au long des plates-bandes, dans les clairières du bois minuscule, dans les interstices des pierres qui forment un piédestal rocheux à la serre, partout, la verdure déplie ses bourgeons, les fleurettes brillent comme des yeux enfantins, des pousses vivaces trouent la terre. Tout ce petit monde végétal étiqueté, choyé, adoré par Caillebotte, est exact au rendezvous qui lui avait été donné. « Vous verrez mon jardin au printemps », disait-il à ses amis, au dernier dîner des Impressionnistes. Le printemps est venu, le jardin se pare pour l'éternelle fête. Un chien triste parcourt les allées. C'est la monotone et banale histoire de l'homme. « Quand la maison est bâtie, la Mort entre », dit le proverbe arabe. L'homme qui regarde cela et constate la loi du sort peut prendre la mesure exacte de ses préoccupations, de ses ambitions, de sa frénésie de succès, de sa course à la fortune ou à la gloire. Voilà le but : tous le connaissent et sont sûrs de le toucher. Si cette certitude, au moins, pouvait nous apprendre à tous à bien vivre. Caillebotte a bien vécu. Il a aimé l'eau qui passe et qui bruit, les voiles blanches qui s'envolent aux tournants des rivières, qui palpitent sur la mer. Il a aimé les fleurs qui colorent et parfument l'atniosphère, il a été le sage amateur de jardins. Relisez le discours de Lamartine aux jardiniers, le poète parcourant les théogonies, les religions, la fable, l'histoire, cherchant quelle idée l'homme a pu se faire du bonheur et trouvant « que l'imagination humaine n'a pu rêver, dans tous les paradis qu'elle s'est créés, quelque chose de mieux qu'un jardin terrestre ou céleste, des eaux, des ombrages, des fleurs, des fruits, des gazons, des arbres, un ciel propice, des astres sereins, une terre fertile, une intelligence secrète, une amitié réciproque, pour ainsi parler, entre l'homme et le sol... » Caillebotte avait en lui cette sympathie pour la vie universelle, et c'est un des traits caractéristiques du groupe d'artistes auquel il appartenait. Enfin, il a aimé l'art, — qui concentre les sensations de l'homme, qui crée une durée pour notre vie fugitive, qui perpétue notre joie de vision, l'enivrement de notre esprit. D'abord, par son apport personnel, — par des paysages, par des observations de mouvements humains, tels que le travail des Raboteurs de parquets, la flânerie, finement, joliment mise en œuvre, des Peintres en bâtiment, — Caillebotte avait vite marqué sa place d'observateur pictural de l'existence moderne. Parmi ces hommes ardents, animés de foi artiste, qui avaient constitué un groupement indépendant, il s'inscrivit, manifesta ses sympathies, se mit au travail avec une patience que n'eu ne lassait. On se souvient de ses débuts, de ces Raboteurs de parquets, qui excitèrent les railleries par leur perspective, je crois, mais où il fallut bien reconnaître les qualités d'un observateur dans le modelé des torses et la vérité des mouvements. Depuis, Caillebotte s'était appliqué à l'étude des mêmes perspectives dans des intérieurs de chambres, et il avait obtenu de curieux et parfois bizarres effets de raccourcis et de proportions. Seulement, où l'on croyait à une tactique et à un désir d'étonner, il y avait ingénuité et désir de vrai. Pour moi, le sens dans lequel le peintre a le mieux marqué son effort, c'est dans la série de paysages des rues de Paris, parfois vus d'un balcon : des avenues larges, des voies droites, de hautes maisons alignées, des maisons qui forment caps aux carrefours et qui ont vraiment, dans l'atmosphère de la ville, la beauté massive de hautes falaises. Là, il y eut non seulement recherche, mais trouvaille et originalité, et le commencement de quelque chose qui pourra bien être continué. Ce ne fut pas la seule manière, pour Caillebotte, de participer à ces belles luttes. Il vint aider, de tout le secours de son activité et de sa bonne humeur, ceux qui étaient alors fort maltraités, comme l'on sait. Il fut, pour ces contestés, celui qui réunit, qui réconforte, qui aide. Louer des salles, organiser les expositions, les ventes, donner sans cesse de sa personne et de sa bourse, ce fut le rôle qu'il prit et que nul de ses amis n'a oublié. Aucun ne pourra oublier ce bon vouloir, cette activité. Le témoignage que tous lui rendent, c'est qu'il fut un compagnon vraiment rare, d'une abnégation absolue, pensant aux autres avant de penser à lui, — s'il pensait à lui. Sans cesse, il fut tel qu'il était aux dîners mensuels impressionnistes: la cordialité même, avec une verve rustique, et de bons emballements d'honnête homme. Et il est arrivé que sa mort est venue affirmer pour tous la tendresse de son affection, la véracité de son témoignage, par ce testament qui a rendu sa collection publique, qui donne à tous les toiles réunies par le généreux artiste. Ces dispositions testamentaires de Caillebotte étaient nettes, sans phrases, comme il fut lui-même. Libellées en 1876, à l'époque de bataille ardente, aux jours difficiles, e'ies prévoyaient un mauvais accueil et spécifiaient bien que ces toiles n'étaient pas pour être roulées, mises dans les greniers des musées nationaux ou dispersées en province : si le don n'était pas reçu comme il devait l'être, il n'y avait qu'à attendre des jours meilleurs. Ces dispositions sont restées les mêmes, affirmées dans un codicille. Mais le temps de 1876 est passé : depuis dix-huit ans, l'art injurié a été mis en honneur, et c'est avec reconnaissance que le legs de Caillebotte a été reçu. Il donne au Luxembourg ce qui lui manquait, il inscrit aux murailles mal pourvues du musée un sérieux commencement d'histoire, il fait succéder logiquement la période de ces vingt-cinq dernières années à la période de i83o à 1860. Le Luxembourg, où quelques toiles significatives sont entrées depuis quelques années, achève, par Caillebotte, de mériter son enseigne de musée des artistes vivants. Gustave Geffroy ~ La vie artistique [Troisième série], 1892 |
“There is no progress in art, any more than there is progress in making love. There are simply different ways of doing it.” Man Ray
Tuesday, January 4, 2011
Nasturces
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