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Pierrot photographe, 1854 Gaspard-Félix Tournachon (dit Félix Nadar), Adrien Tournachon © Musée Carnavalet |
« Faisons tous des pantomimes » Emile Zola, Le Naturalisme au théâtre
Les quelques remarques qui suivent sont celles d'un littéraire non spécialiste des questions de la photographie. Mais tout dix-neuviémiste rencontre nécessairement et continuellement, dans ses recherches, la photographie comme concurrente à la littérature (selon Nerval, elle « coupe la description sous le pied » au récit de voyage du touriste), ou comme sa servante et son agent de promotion (via le portrait d'écrivain, ou d'acteur de théâtre). À l'intérieur des textes de fiction, il rencontre aussi perpétuellement la photographie comme réfèrent, comme actant, comme métaphore, comme intertexte, comme modèle ou comme repoussoir. D'où cet essai de commentaire d'une photo, «Pierrot photographe», en témoignage d'un «arrêt sur image», d'une rencontre faite il y a quelque temps à l'occasion d'une exposition à laquelle elle servait de frontispice.
Cette photo fascinante, qui a déjà attiré l'attention de plusieurs commentateurs, et dans laquelle je verrais volontiers une sorte d'«icône» dix-neuviémiste, a été prise à la fin de 1854 par deux frères, photographes débutants et alors associés, juste avant qu'ils ne se brouillent, Félix «Nadar» Tournachon (1820-1910), qui passe à ce moment, moment des tribulations du « Panthéon-Nadar » en 1854, de la caricature à la photographie, et Adrien Tournachon (1825-1903), qui reprend le pseudonyme de son frère et signe la photo «Nadar jeune». Cette photo sert d'enseigne à une série de quinze photographies de Deburau-Pierrot, série destinée à représenter et promouvoir l'atelier Nadar-Tournachon à l'Exposition Universelle de Paris de 1855 (où elle obtint une médaille). Elle représente un acteur, Charles Deburau (1829-1873), qui a repris en 1847 aux Funambules le rôle tenu par son père Jean-Baptiste-Gaspard (1796-1846). Elle représente Deburau dans le rôle de Pierrot, avatar français du Pedrolino italien de la Commedia dell'arte, Pierrot qui mime un photographe en train de prendre une photo, qui mime donc les Tournachon qui prennent la photo du mime. C'est cette cascade d'imitations, ou de ressemblances, ou de reproductions, ou de «représentations» (deux frères, un nom et un pseudonyme, un exemplaire d'une série, un atelier à l'Exposition, un père et un fils, un acteur et un rôle, un rôle et une profession, la pantomime, la photographie) qui rend, probablement, cette photo fascinante.
Bien sûr, si cette photographie m'a «happé», ce n'est pas le fruit du hasard. C'est, d'une part, parce que je m'intéressais au statut, aux crises, aux vicissitudes de la mimésis au milieu du siècle, à un moment où s'installent les nouvelles esthétiques réalistes (Champfleury, Courbet), où se crée le premier journal consacré à la photographie (La Lumière), où prennent place les missions héliographiques (Baldus, Le Gray, Le Secq, Du Camp), et que la pantomime, art de la «mimique» (Mallarmé) qui fleurit aux Funambules, apparaît bien, aussi, comme l'art mimétique par excellence. C'est d'autre part parce que j'essayais de résoudre une petite énigme - qui n'en était probablement une que pour moi - : qu'est-ce qui pousse l'avant-garde littéraire, autour de 1845-1850 (Banville, Janin, Gautier, Champfleury...), à courir aux Funambules aux spectacles des Deburau puis de Legrand, à écrire et vouloir écrire pour la pantomime (Nadar lui-même l'a fait, en composant un «Pierrot ministre» pour Les Funambules en juin 1848), qu'est-ce qu'une «pantomime réaliste» ou «bourgeoise» (Champfleury), comment s'articulent à ce moment les liens entre «fantaisie» et «réalisme» (deux esthétiques étrangement quasi synonymes, pour certains, à l'époque) et qu'est-ce que peut bien vouloir dire «écrire une pantomime», art hors-langage?
Cette photo est sans doute fascinante à proportion de son ambiguïté. Ambiguïté, d'abord, du personnage de Pierrot. Il est à la fois semblable à la photographie (comme elle il est muet, comme elle il imite, comme elle il est en noir et blanc, comme elle il a vocation à être regardé : cette photographie a donc quelque chose de l'autoportrait d'un couple de photographes dédoublé en Pierrot") et différent : lunatique, il est du côté de la lune, astre qui «imite» le soleil, pas du soleil (Fhéliographie) ni de ses «adorateurs» (Baudelaire, Salon de 1859). Enfant du siècle, «neigeux roi du mimodrame» , «pâle comme la lune, mystérieux comme le silence, souple et muet comme le serpent, droit et long comme une potence, cet homme artificiel, mû par des ressorts singuliers, auquel nous avait accoutumés le regrettable Deburau» (Baudelaire), le Pierrot milieu de siècle à face et à habit blanc est aussi à contre-siècle. Comme sur cette photographie, il est blanc sur fond noir (l'inverse, aussi, de l'écriture), il « tranche » sur un siècle camaïeu à dominante noire, siècle fuligineux du charbon et de la vapeur, où l'on voit «Les fleuves de charbon monter au firmament», symétrique de la lune qui verse «son pâle enchantement» (Baudelaire, «Paysage»). Pourtant voué à l'imitation du réel, il tranche par l'«unité abstraite» de son masque blafard sur un siècle entré — en peinture, en littérature — dans l'esthétique réaliste de «l'émeute du détail» (Baudelaire). Il tranche donc sur le siècle de l'uniforme redingote noire, siècle que, justement, on ne peut plus regarder qu'à travers la photographie devenue la médiation, la couleur locale et obligatoire du réel. Plaque sensible de son siècle, il est le «négatif» léger (voleur, gourmand, fripon, paresseux) et muet du bourgeois «positif», pesant et sentencieux, machine phonographique vouée à la réitération langagière des clichés. Muet, il est l'antithèse de la littérature bavarde, l'antithèse d'un siècle bruyant, tintamaresque et charivarique abasourdi par la réclame et le puff (Le Tintamarre, Le Grelot, Le Tam-tam, Le Charivari, etc., titres des journaux du temps).
L'ambiguïté de cette photo tient aussi, bien sûr, à son statut d'image. Toute image pose le problème de son origine (qui l'a produite?), de sa référence (que représente-t-elle?), de son statut (est-elle unique?), de sa destination (à qui est-elle adressée, qui en est le propriétaire?). Qui a fait cette photo, Nadar-l'aîné ou Nadar-jeune, Félix ou Adrien? On ne sait trop qui imite qui dans cet art de l'imitation en 1854-1855, lequel a initié l'autre à la photographie, et on aimerait bien pouvoir reconnaître telle ou telle «patte», notamment, pour cette photo, dans le traitement profond des noirs et des blancs, dans la «gravité» et la monumentalité du sujet, dans la mise en page, même si c'est le seul cadet qui signe la série en empruntant son pseudonyme à son aîné (ce sera très bientôt l'objet d'un procès entre les deux frères)? Que représente cette photo, quel est son «sujet», est-ce la photo d'une scène extraite d'une pantomime réellement jouée aux Funambules et intitulée : «Pierrot photographe», ou est-ce une scène inventée pour une photo « posée » en studio ? Est-ce un portrait d'acteur, Deburau (en Pierrot), ou est-ce un portrait de rôle célèbre, Pierrot (représenté ici, entre autres, par Deburau, et le mime Paul Legrand aurait pu faire l'affaire), est-ce un portrait de mime mimant (mais un «bon» mime n'a pas besoin d'accessoire «réel», et il devrait pouvoir se passer d'un «véritable» appareil photographique : un «Pierrot ramant» n'a pas besoin de rames ni de barque), ou est ce une «allégorie», un portrait de la photographie? Quelle est, pour le spectateur qui la regarde, la focalisation de cette photo, où un double regard, celui de l'appareil et celui de Pierrot, fixe le spectateur? Que fait Pierrot-Deburau : prend-il réellement une photo, comme le permettrait le geste de sa main droite qui lève le châssis protecteur de la plaque sensible placée dans l'appareil? Si c'est le cas, s'agit-il d'un autoportrait de Pierrot-Deburau (Pierrot-Deburau est devant un miroir et se photographie lui-même, la photo a été prise par Deburau, pas par les Nadar), ou prend-il une photo de (des) Nadar le photographiant pendant qu'il(s) le(s) photographie(nt) (et il y aurait alors deux photographies symétriques)? Ou ne prend-il aucune photo (et Nadar est seul à prendre une photographie, c'est un autoportrait de Nadar par lui-même et par Pierrot interposé), car il mime l'acte de photographier de Nadar qui est en face de lui, et il n'y a pas de plaque sensible dans l'appareil? On a le sentiment de se trouver en présence d'un tableau relevant du genre hautement auto-référentiel — et souvent ironique - de l'«atelier» en peinture (Vélasquez, Vermeer - où le peintre peignant est aussi «déguisé», comme un acteur -, Courbet et son « atelier-allégorie réelle», Matisse, etc.)- Genre, aussi, fortement autobiographique, qui n'est pas sans danger, car photographier un Pierrot photographe est, pour Nadar (Félix ou Adrien) photographe, se présenter soi-même comme un «pierrot» (un niais, en argot).
Toute image analogique est tissée de langage. La composante sémiotique complexe de cette photographie participe aussi de sa surcharge sémantique, et donc de son ambiguïté : a contrario, dans la mesure où elle représente un mime muet, «fantôme blanc comme une page pas encore écrite» (Mallarmé, «Mimique»), elle renvoie indirectement aux signes du langage, conformément à la chanson populaire qui associe Pierrot à l'écriture («Prête-moi ta plume»). Cette photo, de surcroît, comprend une signature manuscrite, pseudonyme qui «imite» le pseudonyme d'un autre (celui de l'aîné), pseudonyme qui est mis pour un nom propre (Tournachon). Comme photo, elle est icône, objet analogique. Comme photo ouvrant (elle porte le n° 1) la série exposée à l'Exposition de 1855, elle est enseigne d'un atelier de photographie. Et enfin la main gauche de Pierrot-Deburau est à la fois un signe, un déictique (l'index montre l'appareil photographique, un peu comme dans ces tableaux classiques où l'index d'un personnage tourné vers le spectateur du tableau indique le «centre» ou le «héros» ou le «sujet» du tableau), et un signal accompagnant la phrase-insigne signalétique d'une profession, celle du photographe s'adressant à un modèle présent en face de lui («Ne bougeons plus»). On assiste ici à une sorte de scène performative dont les paramètres (le contexte présent, le dire, le faire) sont déphasés : la main gauche de Pierrot montre à quelqu'un qui n'est pas le modèle ce que la main droite fait (fait semblant de faire) sans que la bouche dise.
Mais que disent, réellement, tous ces signes, tout ce bavardage sémiotique dans une image muette représentant un muet qui prend une image muette? Que désigne l'index de Pierrot? De quel indicible cet index est-il - nous ne quittons pas le champ sémiologique - l'indice ou le symptôme? Le côte à côte Pierrot — appareil, l'identité des positions frontales face au spectateur, le double regard, celui de la machine et celui de Pierrot, fixé sur le spectateur, la ressemblance des positions «debout» (les pieds squelettiques visibles de la machine sont les symétriques des jambes cachées de Pierrot), suppose quelque analogie, déjà évoquée, entre la machine et l'acteur (noir et blanc, mutisme, imitation, spectacle à voir). Mais cette analogie apparente cache peut-être un antagonisme entre l'acteur et la machine. Support éphémère de gestes qui s'évanouissent dans l'instant unique de leur représentation sur la scène du théâtre, en rapport immédiat avec son public, l'acteur s'oppose à la photographie, image médiate et différée, qui fixe le monde en clichés reproductibles et multipliables. Pierrot semble ici, surtout si on le compare aux autres photos de la série, mal à l'aise, grave, presque craintif. L'index déictique n'est pas franc, les gestes semblent précautionneux, suspendus, les paupières sont lourdes, presque baissées. Dans cette photo, pas d'anecdote narrative, pas de corps déployé, pas de grimace, pas de bouche fendue jusqu'aux oreilles, pas d'yeux écarquillés. Pour un acteur dont l'art est de «reproduire par tous les moyens possibles, mais principalement par soi-même, avec son propre corps, tous les mouvements visibles par lesquels se manifestent les émotions et les sentiments humains», Pierrot semble ici remarquablement inexpressif. L'homme en mouvement, comme s'il était arrêté par le «ne bougeons plus» du photographe, semble transformé en statue de sel. Le corps est figé, engoncé, perdu, dans les plis rigides et verticaux d'une sorte de suaire. Ce qui se joue ici ce n'est pas une imitation, un rapport d'analogie, voire une mise en abyme (une photographie de photographe), ce n'est pas non plus la manipulation d'une machine servie par un homme, un rapport de hiérarchie, c'est un événement, un passage, un renversement de hiérarchie, un relais. Relais peut-être à fort investissement historique que symbolise un itinéraire biographique personnel : Félix, qui avait déjà en 1852 publié en collaboration avec Banville une série de 12 livraisons de caricatures sous le titre-égide d'une machine optique : La Lanterne magique, est en train d'abandonner l'imitation des corps grimaçants, la grimace dessinée, la caricature, au profit de l'art héliographique (c'est le moment exact où Félix prend son extraordinaire portrait de Nerval, qui va inaugurer une longue série de portraits de littérateurs). Ou relais à portée plus générale, qui se situe «au point névralgique de l'art, de la littérature, et de la politique»: ce que nous dit le geste de Pierrot désignant la machine, c'est quelque chose comme : «Ceci tuera cela». La nouvelle mimésis industrielle va périmer et tuer la vieille mimésis artisanale du théâtre, la machine à produire des images fixes et multipliables va l'emporter sur le corps vivant de l'acteur en situation, en trois dimensions, en mouvement et en représentation, servi par des machinistes (selon le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse, à l'entrée : «Funambules (Théâtre des)», le théâtre de Deburau «était le mieux machiné de tous ceux de Paris»), l'art de l'illusion réaliste et sérieuse va supplanter celui de «l'allusion perpétuelle» du jeu du mime (Mallarmé, «Mimique») — et dans allusion il y a, étymologiquement, l'idée de jeu. Bref l'héliographique va éclipser le lunatique, l'image l'imaginaire, la médiation va l'emporter sur Fimmédiateté. Comme pour la destinée emblématique du peintre Pellerin dans L'Éducation sentimentale de Flaubert, l'art doit mourir en noir (le «Pierrot fin de siècle» sera noir), en enseigne, et en photographie. Et comme l'écrivent les Goncourt dans leur Journal, en date du 21 décembre 1856, à propos d'une visite d'un atelier de photographe : «II y a comme une mort dans cet embaumement de la ressemblance ; un funèbre portrait de la vie, toutes ces faces diverses amoncelées et rangées dans des boîtes comme dans une bière [...] comme un vestiaire de Morgue». Pierrot, déjà spectre, pétrifié, figé, voit l'indicible et l'irreprésentable, voit la mort, voit sa mort au futur, indique d'un doigt craintif l'entrée de la représentation dans l'ère et le règne de la mort plate. Et le baron Haussmann, avec sa «voirie [...] ouragan» (Baudelaire, «Le Cygne») qui rasera en 1862 le théâtre des Funambules, ne sera bientôt que l'un des agents de cette mort annoncée. Le destin de Deburau est bien de finir en objet-fétiche ou objet-souvenir kitsch récupéré et multiplié par l'industrie, «objet à deux sous» dans les bibelots d'une actrice, «un bocal dans lequel un Deburau en verre filé, représenté le serre-tête noir aux tempes, perdait à tout moment l'équilibre, sous le coup de queue indolent d'un gros poisson rouge, éternellement tournoyant» (E. de Goncourt, La Faustin, chap. II).
(Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle)
Romantisme, 1999, n°105. L'imaginaire photographique
Album des figures d'expression du mime Jean-Charles Deburau, 1854
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Pierrot plaidant © Bibliothèque Nationale de France |
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Pierrot à la corbeille de fruits © Musée d'Orsay |
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Pierrot riant © The Metropolitan Museum of Art |
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Pierrot écoutant © Musée d'Orsay |
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Pierrot surpris dit "la surprise" © Musée d'Orsay |
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Pierrot souffrant dit "L'Effroi" © Musée d'Orsay |
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Pierrot au pot de médecine © Musée d'Orsay |
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Pierrot voleur © Musée d'Orsay |
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Pierrot tenant une pièce de monnaie © Musée d'Orsay |
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Pierrot ouvrant une enveloppe © Musée d'Orsay |
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Pierrot enjambant une porte-fenêtre © Musée d'Orsay |
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